Une manne inépuisable?
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Jean-Robert SansfaçonJean-Robert Sansfaçon
2 septembre 2020
ÉDITORIAL
Pour la majorité des Canadiens, à l’exception notoire de ceux et celles qui œuvrent dans les secteurs directement affectés par les mesures sanitaires, la crise a eu peu d’impacts sur leurs finances jusqu’à présent. Grâce au soutien d’urgence gigantesque du gouvernement fédéral, le revenu disponible des Canadiens s’est même amélioré globalement de 10,8 % au deuxième trimestre (avril à juin) malgré les mises à pied et la réduction des heures travaillées. Et comme tout le monde a moins consommé, le taux d’épargne des Canadiens a bondi de 8 % à 28 % entre avril et juin.
Avec de tels résultats, on comprend que la crise n’ait pas suscité plus de grogne dans l’ensemble de la population. « Une crise, quelle crise ? » diraient les complotistes, « faites vos recherches, vous verrez que le seul problème, c’est le masque » !
Pourtant, le PIB canadien a bel et bien chuté de 11,5 % au 3e trimestre par rapport au début de l’année, affectant directement des millions de travailleurs.
Cette relative indifférence devant la crise économique la plus sévère et potentiellement la plus longue des 75 dernières années démontre l’importance que l’aide directe a prise dans la vie des gens. Or, comme la situation pourrait encore s’aggraver et le nombre de faillites grimper en flèche à cause de la fin des programmes d’urgence facilement accessibles, le gouvernement minoritaire de Justin Trudeau a choisi de mettre en place dès maintenant de nouveaux programmes de soutien, dont une réforme de l’assurance-emploi très coûteuse qui nous rapprochera d’une forme de revenu minimum garanti sur laquelle il faudra revenir.
Or, l’argent nécessaire à la création de tels programmes ne tombe pas du ciel : il faut l’emprunter. D’ici la fin du présent exercice financier, Ottawa aura enregistré un déficit d’entre 340 et 400 milliards, dont plus des deux tiers seront le résultat direct des mesures de soutien. Rappelons-nous que le ministre Bill Morneau prévoyait un déficit [/b]de 28 milliards dans sa mise à jour de l’automne dernier. Rappelons-nous aussi que les conservateurs reprochaient aux libéraux de faire des déficits sans raison valable. Ils n’avaient pas tort, mais l’approche libérale n’empêchait même pas la diminution du ratio dette/PIB, alors…
Les choses sont différentes aujourd’hui puisque la dette du gouvernement fédéral passera cette année de 718 milliards à plus de 1200 milliards, et le ratio dette / PIB de 31 % à 50 %. En temps normal, de telles données seraient suffisantes pour faire tomber un gouvernement. Mais grâce aux taux d’intérêt proches de zéro, Ottawa paiera cette année 4,3 milliards de moins en intérêts sur sa dette qu’il ne le prévoyait avant la pandémie.
À cause de ces constats rassurants à court terme et de la réaction positive de la population aux programmes d’urgence pourtant très coûteux, M. Trudeau semble plus déterminé que jamais à occuper toute la place à gauche sur l’échiquier électoral. Jusqu’où la réalité du chômage et des faillites à venir lui permettra-t-elle d’aller malgré ce sentiment populaire selon lequel la manne est inépuisable ? Difficile à prévoir. Ce qui l’est moins, c’est qu’aux côtés de l’environnement, la bonification des programmes sociaux comme l’assurance-emploi, l’aide aux familles et aux aînés occupera la grande place dans le discours inaugural de la fin septembre. Pourrait-on parler de populisme de gauche ?
Pendant ce temps, les conservateurs et leur nouveau chef, Erin O’Toole, auront fort à faire pour convaincre les électeurs qu’à l’urgence sanitaire doit maintenant succéder l’urgence économique et budgétaire. Pour eux, si les faits invitent à constater la rentabilité politique d’un soutien direct aux victimes de la crise, il n’est pas raisonnable de continuer à s’endetter de 50 à 100 milliards supplémentaires chaque année pendant une décennie : un jour ou l’autre, les taux remonteront et quelqu’un devra payer.
Puis il y a les provinces, grandes responsables des services essentiels en santé et en éducation, qui ne pourront pas tenir le coup sans un partage plus équitable avec le fédéral. Or, M. Trudeau a compris qu’envoyer quelques centaines de soldats dans les CHSLD c’est bien, mais qu’un chèque personnel aux victimes est plus rentable sur le plan électoral qu’une augmentation des transferts aux provinces.
Aux prises avec une chute de leurs revenus et la croissance des coûts dans les résidences pour aînés et les soins de santé en général, les provinces qui n’ont pas la chance d’imprimer de l’argent auront vite besoin qu’Ottawa bonifie sa participation au financement des programmes à frais partagés. Ce qui n’arrivera pas si M. Trudeau s’est mis en tête de devenir le premier ministre de ce Canada généreux, mais plus centralisé et plus fort auquel rêvait son père.