Une continuité sur le sujet d'il y a quelques jours :
Le manoir de Bois Larris, une pouponnière nazie en France
La maternité de Lamorlaye est inaugurée le 6 février 1944. Nichée au bout d’une petite route qui serpente entre les futaies de hêtres, l’endroit se fait très discret.
Les allemands la nomment Westwald, « Forêt de l’Ouest ».
Le projet d’ouvrir une maternité SS en France avait germé dans l’esprit des nazis au printemps de 1942.
Jusqu’alors, ils considéraient les Français comme un peuple abâtardi, issu de sang mélangé et donc « racialement » sans intérêt, raconte l’historien Fabrice Virgili.
Heinrich Himmler se rend régulièrement à Westlwald et veut tout connaître de la vie quotidienne dans les Lebensborn.
Il s’enquiert de la qualité de la nourriture, de la variété des menus qui y sont servis, de la taille du poids des nouveaux nés, de la forme de leur nez.
Le Reischfürher de la SS nourrit une obsession maladive : redonner à la « race » allemande sa supposée pureté originelle en sélectionnant des géniteurs grands, blonds,
aux yeux bleus. Les hommes sont alors encouragés à procréer en dehors du mariage. Et c’est aux femmes qui portent un enfant illégitime que les « Fontaines de vie »
vont s’intéresser en priorité.
Cet ancien « château Menier » que la famille du chocolatier avait baptisé « Tournebride » y est aujourd’hui connu sous l’appellation de manoir de Boris Larris.
Boris Thiolay, journaliste et auteur d’une enquête sur ces français nés dans une maternité SS, s’est rendu plusieurs fois à Lamorlaye.
La configuration de cette demeure de style anglo-normand, devenu un centre de réadaptation pour enfants, est quasi identique à ce qu’elle était pendant la guerre.
En 1944, le domaine comprend deux corps de bâtiments. Près de l’ancien porche d’entrée, se trouvent la maison du garde, les communs et les écuries.
C’est ici que logent les membres de la Schutzpolizei, chargés de la surveillance.
Voici ce qu’on peut y lire : « Une activité impressionnante règne dans les pièces du rez-de-chaussée : salle de visite, chambres des mères et réfectoire.
Les chambres manquent toutefois de couleur et d’images accrochés au mur ». La visite se poursuit : « Les berceaux sont fabriqués dans un matériau très sommaire,
ce qui les rend dangereux. Il manque plusieurs objets nécessaires, comme, par exemple, un seau pour jeter les couches ou encore des tables de nuits ».
Gregor Ebner conclut pourtant son rapport sur une note positive : « Les mères séjournant à Westwald font bonne impression sur le plan racial et semblent bien intégrées ».
La suite de l'histoire oblige à se plonger dans les archives du Service international de recherches de la Croix Rouge (SIR).
A Bad Arolsen, une petite ville de Hesse, le SIR conserve 50 millions de documents, concernant 17,5 millions de victimes du nazisme.
Dans la salle de lecture, le visiteur est prié d'enfiler des gants de tissu blanc pour manipuler les feuillets jaunis, à en-tête du Lebensborn et de l'état-major SS.
Une vingtaine de courriers et de télégrammes évoquent le foyer Westwald de Lamorlaye.
Le 2 novembre 1943, l'Oberführer SS Gregor Ebner, médecin en chef des Lebensborn, spécialiste de la " sélection raciale " et ami personnel de Heinrich Himmler,
écrit au commandant Fritze, tout juste nommé responsable de l'établissement :
" Le lieu devra être aménagé à la manière du foyer de Steinhöring [la maison mère, en Bavière]. J'espère pouvoir venir à Paris au cours de l'hiver [1943-1944]. ".
Faute de temps, Ebner ne pourra pas honorer ce rendez-vous.
Finalement, Westwald sera inauguré le 6 février 1944.
La plupart des femmes accueillies ici sont françaises, comme la maman de la petite Edith de V., née le 11 avril 1944. Mais il y a aussi quelques étrangères.
Ainsi, la mère de Helga M., née le 20 juin 1944, est une Flamande, enceinte d'un SS belge ; celle d'Ingrid de F. (31 juillet 1944) est probablement néerlandaise.
Par souci de discrétion, elles préfèrent accoucher dans un Lebensborn éloigné de leur région ou de leur pays d'origine.
Toutes vivent en communauté dans cette maternité gardée en permanence. Il est formellement interdit d'approcher du manoir perché sur les coteaux. "
Pourtant, à Chantilly, beaucoup de gens savaient qu'il y avait une nurserie nazie, là-haut, et que les Allemands recrutaient de grandes femmes blondes
pour faire des enfants aryens "raconte Michel Bouchet, 83 ans, ex-journaliste hippique qui habite toujours dans les environs.
Le manoir aujourd'hui
La vie quotidienne à Westwald, c'est l'Oberführer SS Gregor Ebner lui-même qui l'évoque dans un rapport de trois pages dactylographiées,
après sa visite d'inspection du 24 avril 1944. Passant en revue les lieux et le personnel, il écrit :
" Les chambres non attribuées ont été correctement reconverties et servent de salle d'accouchement, note-t-il.
Une activité impressionnante règne au rez-de-chaussée, où se trouvent la salle de visite, les chambres des mères et le réfectoire. "
En revanche, le matériel laisse à désirer :
les meubles sont de mauvaise qualité, les berceaux " sont fabriqués dans un matériau très sommaire, ce qui les rend dangereux ".
Autre problème : la maternité est mal gérée. Son responsable, le commandant Fritze, passe son temps à Paris et ne vient " qu'une ou deux fois par semaine ".
Surtout, une querelle oppose le sergent SS Grünwald et son épouse - qui veillent sur le domaine depuis l'hiver 1943 - au reste du personnel, le régisseur SS Engelien,
l'infirmière en chef, Josefa Knoll, la sage-femme et les trois autres infirmières.
Gregor Ebner termine cependant son rapport sur une note positive :
" Les six mères présentes à Westwald font bonne impression sur le plan racial et pour ce qui concerne leur intégration.
Les quelques enfants du foyer sont en bonne santé, seul un d'entre eux laisse apparaître une légère dégénérescence.
" Erwin Grinski, né en mai, ne restera pas longtemps à Lamorlaye. Quelques semaines plus tard, ses parents partent en effet avec lui vers Dortmund. "
Nous avons passé les derniers mois de la guerre dans cette ville, terrés dans des abris souterrains, pour échapper aux bombardements alliés ", raconte-t-il.
En ce printemps 1944, les Lebensborn, qui sont d'ordinaire bien approvisionnés, connaissent des pénuries.
L'Oberführer SS Gregor Ebner s'en inquiète dans une note du 2 mai : " La plupart des foyers manquent de solution vitaminée [pour les enfants].
Ils manquent de produits alimentaires de toutes sortes, comme la semoule, le riz, les flocons d'avoine et le cacao. "
Le manoir de Lamorlaye est au plus mal, lui aussi. Surtout après le débarquement allié en Normandie, le 6 juin.
Engelien, le régisseur, est si préoccupé qu'il alerte Ebner :
Fanny M., la sage-femme, a " appris la nouvelle de l'invasion [le débarquement] et en a informé les mères ".
De plus, elle passe toute la journée dans sa chambre, vu "le peu d'accouchements qui se produisent ".
Quant au commandant Fritze, il est toujours aux abonnés absents. Autre souci : il devient de plus en plus difficile de nourrir correctement les 12 bébés encore présents.
" Le jardin ne fournit pas assez de carottes et d'épinards ", relève Ebner.
A son tour, celui-ci informe son supérieur, le colonel SS Max Sollman, l'administrateur en chef des Lebensborn. Les jours de la maternité sont comptés...
7 août 1944. Le commandant Fritze sait qu'il est temps de filer.
De Paris il envoie un télégramme de cinq lignes à l'état-major personnel de Heinrich Himmler, à Berlin :
" Evacuation du foyer Westwald prévue le 10 août, sous la direction du sous-lieutenant SS Decker. Le mobilier sera transporté par train jusqu'à Munich [...]. "
C'est ainsi qu'une semaine avant la libération de Paris la maternité ferme en urgence. Ses pensionnaires - une dizaine d'enfants, dont Edith de V., Helga M., Gérard S.,
né le 28 juin ou Ingrid de F., âgée d'à peine 10 jours, ainsi que quelques mères volontaires - sont transférés au Lebensborn Taunus de Wiesbaden, près de Francfort.